Je ne connais rien de plus assommant, de plus vain, de plus grossier qu’une « manifestation littéraire. » Ce que l’on nomme la littérature – plus par habitude que par conviction – en est à peu près absente. L’art se perd dans l’attroupement, se dilue dans l’effet de masse. Le génie cède le pas aux petitesses : rancunes, jalousies, haines sourdes, blessures d’ego.
On s’y serre dédaigneusement les mains, on prononce des paroles vagues, aériennes, sur le sacerdoce de l’écrivain ou le monde qui va mal, qui ne lit plus, qui n’achète plus nos livres (car le monde achète toujours des livres, mais qu’il n’achète jamais les nôtres). On se convainc que nous appartenons à une « espèce en voie de disparition » ; on se convainc que nous sommes faits du bois des insurgés, des subversifs ; on se convainc que nous avons un poids, une densité ; on se convainc que la littérature a le pouvoir d’entailler la surface du monde. Mais l’autopersuasion ne nous réussit pas. Nous avons l’impression que nous sommes des faussaires, que nous craignons un peu. Et cette impression menace directement la haute estime que, d’habitude, nous avons de nous-mêmes.
Arrivant dans une manifestation littéraire où ils savent qu’ils seront condamnés à exister en dessous d’eux-mêmes, les auteurs élaborent des stratégies, ont recours à des expédients. Tel n’y vient qu’ivre mort, tel autre prend le parti de ne parler que de lui-même ; tel exige de ne se faire appeler que par les noms des prix qu’il a reçu, tel autre tente de violer toutes les femmes qu’il rencontre ; tel se réfugie périodiquement dans les toilettes (pour se branler, tirer de la coke ou lire Racine), tel autre tient des propos de PMU sur la culture qui vacille, l’humanisme qui sombre ou la virilité de Vladimir Poutine.
Pour ma part, j’opte pour la stratégie du pique-assiette : je m’efforce de manger et de boire le plus possible sans jamais rien payer ; c’est tantôt un apéro de bienvenue que je pille, tantôt un lecteur que je force à raquer, tantôt une bouteille que je subtilise. Cela me fait entrer, derechef, dans la catégorie des connards sympathiques. L’écrivain qui boit et mange, cela amuse, cela émeut. On me regarde avec bienveillance. On m’invite à nouveau. Le pillage est moins compromettant que le harcèlement sexuel ou la prise de méthamphétamine. Quant à l’aspect moral de la chose, rassurez-vous, vous êtes couvert : un auteur qui se déplace à ses frais pour venir travailler gratuitement a bien le droit de voler quelque chose en partant !
Quentin Mouron
Régulièrement, le Post de 9h20 accueillera d’autres auteurs.
Quentin Mouron a écrit 5 livres, il a une page Wikipedia et un site à son nom. Il fume des cigarettes et boit du vin (la dernière fois que je l’ai vu, il était tellement sans fond qu’on aurait dit le bouquin de Nabila). Sous un Perfecto et derrière une image de rebelle (sauf quand il joue à Sim City sur son téléphone ou lit les Pères de l’Eglise), se cache un type adorable qui ne ferait pas de mal à autre chose qu’une page blanche et à nos opinions conformistes.