J’ai 39 ans. (Comptez jusqu’à 39 à voix haute, listez tout ce que vous auriez pu faire d’intelligent au lieu de compter jusqu’à 39 et réalisez l’ampleur des dégâts.) L’année prochaine, il me sera impossible de lancer une start-up qui fait bander Stéphane Benoît-Godet, de tomber amoureux après minuit, d’imposer un food-truck d’héroïne végétalienne à la Riponne, d’inventer un hashtag, de préférer les petits seins, d’acheter une guitare électrique, de valider la ligne éditoriale de Nouvo sur Facebook ou de prononcer “c’est de la musique d’avenir” sans avoir droit à un bukkake de rires gênés. Parce que si, à 40 ans, on ne sait toujours pas à quoi rime l’existence, on sait au moins qu’on ne sait pas. Sorte de lucidité myope. Et l’autre (toi, eux, ma conscience) n’est pas dupe (ni aveugle). L’expérience, c’est comme un vieux perfecto: une erreur de jeunesse qui a suffisamment vieilli pour être exposée.

[Je te parle comme si tu avais 9 ans, mais comme on m’a dit que ce blog était mineur, je ne culpabilise pas.]

Mon âge, du coup, je l’avale comme un petit-déjeuner tardif composé de tranches de vie sur lesquelles je tartine un savoir migrosdaté. Il m’arrive même de déflorer mes phrases avec “à une époque”, “quand je jouais dans un groupe” ou “j’adorais ce que tu faisais sur Couleur 3”. Quoi de mieux que de relire le passé pour corriger les coquilles du présent? Surtout que, dans mon cas, avoir 39 ans c’est aussi accuser 15 ans de café-clope dans ce qui était autrefois un métier respectable: le journalisme. Quand un fournisseur de contenu était une rédaction. Quand un GIF était une infographie. Quand un algorithme était un angle. Quand un “pour un article société à paraître demain, je suis à la recherche de Jurassiens albinos à la retraite qui ont tout quitté pour devenir mannequins de photo de profil LinkedIn à Interlaken. En DM, merci”était encore une enquête sur le terrain. Quand le rédacteur en chef était encore rédacteur. Quand le journaliste cherchait à protéger son amour propre plutôt que son 13e salaire. Quand on n’opposait pas savoir-vivre et savoir-faire. Quand “nous vous offrons un journalisme de proximité” ne sonnait pas comme “mais je te jure que j’ai pas couché avec ta meilleure amie!”. Quand le “quotidien de référence de Suisse romande” n’éjaculait pas toute son attention sur la campagne de financement participatif de l’échoppe à cupcakes cubain d’un ancien directeur marketing dont la carrière a été bouleversée par la découverte du yoga du rire. Quand faire son travail voulait dire être payé correctement et non le payer cher. Quand il y avait encore des verbes dans les questions des journalistes (Rihanna ou Beyoncé? Steve Jobs ou blowjob? Benjamin Décosterd ou la Slutwalk?) Quand “bon pour la tête” n’était encore qu’une expression à bannir de son vocabulaire. Quand on avait plusieurs raisons d’y croire. Quand la 9e ne nous étonnait pas encore. Quand mon papy crachait sa fierté édentée pour son grand petit-fils au moment de tousser mon métier dans la sauce d’un rôti de veau familial. C’est un fait, la suffisance harcèle mon métier à chaque coin de rue. (La salope.) Je te l’accorde, le journalisme porte en ce moment une jupe à raz l’origine du monde, mais le juge t’a toujours dit que c’était pas une excuse valable.

[Non, Topito n’a jamais été un journal papier à une époque et je sais que tu as tapé “yoga du rire” dans Google.]

Souvent, à l’aube (GMT + apéro de la veille), je regarde mon métier avec le même œil désabusé que ma jolie voisine de 23 ans reluque mon corps. Soyons francs: les voilà tout deux dans un tournant de leur existence respective (*musique orchestrale dramatique, mais en MP3*). À trois différences près: Peter Rothenbühler n’écrit pas sur mon torse chaque semaine, j’accepte encore volontiers les jeunes (076/494.21.49) et mon corps, lui, a beaucoup moins de bide à son actif.

Bref, je vais avoir 40 ans (comme ta mère). La crise de l’âge. Ou l’âge de la crise. Cette crise qui te fait adopter un chien raciste comme une décapotable ou voler Le Matin Dimanche pour déféquer avec Femina. Cette crise qui devrait te pousser à manger, dépenser, dormir, aimer ou créer des médias comme Bastian Baker compose de la folk: dans du cellophane. Cette crise, enfin, qui te fait écrire pour le blog confidentiel d’un opportuniste attachant. Ce gamin à deux clics d’être imbuvable dans sa chemise bleue Crédit Suisse, mais qui a les idées tellement plus longues que ses culottes qu’il te ferait presque espérer la mort de ton métier pour pouvoir lui piquer le sien.

[Oui, être jeune est un métier. Informe-toi auprès de l’ORP le plus proche.]


Régulièrement, le Post de 9h20 accueille d’autres auteurs.

Fred Valet, enfin ! Il ne manquait que lui pour positionner définitivement ce blog en “place to be bobo”. Celui dont on pourrait aisément croire qu’il a été créé à partir d’une côte de Nicolas Rey puis déposé par une cigogne sur la terrasse du Pointu dans un paquet de Parisienne Bleue, est là… en chair, en mots et en punchlines.

Une manière de jouer avec les mots qui étonne autant qu’elle détonne (je ne vais pas essayer plus longtemps, rassurez-vous) mais qui est à l’image de Fred Valet. Si, quand il écrit, les formules fuses et les idées s’enchainent c’est certainement que son cerveau ne lui laisse pas de répit. Sachez que – depuis le début de ce mini-portrait – de nombreuses choses sont passées dans la tête de Fred :

  • 3 questions banales
  • 12 raisons de s’énerver contre l’avenir des médias romands
  • “Que vais-je poster sur mon Instagram ?”
  • 25,2 doutes existentiels
  • “Ça, je le garde pour mon prochain statut Facebook.”
  • 43 envies de clopes
  • 60 idées de dessins de robots

Les questions qui tournent dans tous les sens, sans apporter de réponses qui en donneraient un à la vie. Le vin, un peu mais souvent, pour se rassurer. La clope, beaucoup et tout le temps, pour se donner de la consistance. La peur de soi (“trop intelligent pour s’endormir”) et celle des autres (”va-t-on voir que j’ai une fausse grande gueule mais une vraie timidité ?”). Peut-être que l’on se ressemble un peu.

Il y aurait plein de raison de ne pas prendre son clavier et dire “j’existe”, “je pense”, “j’ai peur”. Chez Fred, ce n’est pas de l’arrogance ni de la confiance, mais de la nécessité. Même ivre, lorsque le cerveau se calme, il ne dira jamais “j’ai été bon”, il dira “au bout d’un moment, tu sais ce qui marche.” Lui sait surtout qu’il est fait pour ça. Ecrire. Non pas pour changer le monde, mais simplement pour y survivre.

Peut-être que l’on se ressemble un peu, au fond. A la différence que moi je trouve que là, il a été très bon.