Samedi matin, pendant l’installation de la Ville est à vous, le Titanic a coulé en bas de chez moi. J’étais en Première Classe, j’ai donc eu ma place dans un canot. Quant aux autres, certains ont réussi, une fois les grilles ouvertes, à se trouver un rare espace de survie, pendant que les moins chanceux s’agrippaient, gelés, à des morceaux de barrières et aux restes de trottoir pour ne pas sombrer.
Il est 7h09, je me réveille. Un rêve lancinant ma tirée trop tôt, si c’est possible, des bras de Morphée. Tous les effets que depuis 3 jours je prépare à vendre, lavés, repassés, triés, se dispersaient au gré du vide grenier d’aujourd’hui entre les mains de gens qui me volaient mes sacs et mes boites alors que j’essayais d’installer mon stand. Accoudée au lavabo, je regarde mon visage blafard dans le miroir de la salle de bain éclairée par la lueur du jour naissant, je suis prête. J’entends, déjà, au dehors, les voix des ceux qui organisent, montent, travaillent à préparer la journée. On m’a prévenu, il ne s’agit pas d’une partie de campagne. Sa place, il faut se la faire, elle a parfois le gout du sang.
7h32. Je suis dans la rue. Comme je suis résidente, je suis prioritaire pour déposer mes affaires et ma moquette qui servira de démarcation. En silence, quelques privilégiés prennent leur place, chacun regardant les autres avec méfiance. Une dame, de la vaillante énergie toute bénévole de l’organisatrice, court après un homme qu’elle essaie de faire sortir du périmètre car “il n’a rien à faire là” avant l’ouverture des barrières à zéro-huit-cent. Elle est petite mais fait de grands pas dans toutes directions pour invectiver ses collègues sur l’importance de faire respecter les consignes. Depuis mon petit lopin, je me dis que si un jour l’autorité revenait aux citoyens pour faire appliquer la loi, j’irai vivre ailleurs.
Et puis tout est allé très vite, mais ces images resteront à jamais gravées en moi.
7h56. Je me trouve dans l’angle de la rue L. et la rue M. En face de moi, à une centaine de mètres, la rue M. est bloquée par des barrières. A l’extérieur du périmètre s’accumule une masse de gens qui attendent de pouvoir entrer dans la zone afin d’y étendre leur couverture en polaire et d’y vendre des habits pour enfants. Le civil chargé de maintenir l’ordre et la barrière fait admirablement son travail. Pourtant, manifestement, dans la rue parallèle, les barrières ont été ouvertes. Arrive, dans la rue L, à ma gauche, une horde courante et paniquée cherchant une place, alors qu’en face, toujours retenus par des barrières, les pauvres diables sont bloqués et ne peuvent entrer. Déjà il est trop tard. La foule courante arrive jusqu’à moi et envahit la rue M. alors encore presque entièrement libre. A 8h03, toujours retenus par le brave civil zélé mais en retard, les prisonniers de la rue M. regardent, impuissants, leurs voisins prendre jusqu’aux dernières places libres devant leurs yeux. A 8h06 enfin, ils entrent, mais il est trop tard. Il ne reste rien. Une dame tente de s’installer à coté de moi, et je veux l’y aider, mais c’est inutile, l’agent de ville déclame le verdict: elle est en dehors du périmètre autorisé. Elle part, donc, le regard terrorisé, vers d’autres lieux ou elle espère trouver, enfin, un espace de salut.
Nous n’avons pas été nombreux à s’en sortir samedi dernier. A la mémoire de celles et ceux qui n’ont pas eu ma chance, j’aimerais aujourd’hui dire que c’est dans ces moments qu’on voit la vraie nature de l’être humain. Une main tendue, un simple sourire, un regard de détresse, l’intransigeance de l’autorité. Et des rencontres, comme cette dame qui, profitant d’un achat qu’elle n’a pas fait me déclame: “Je suis pas raciste, j’ai un mari africain mais on passe devant des stands ici on sait même pas quelle langue ils parlent et tout est trop cher, voyez cette dame qui voulait me vendre une robe 10 francs.” Il faut continuer à vivre.
J’ai passé une soirée avec Coline de Senarclens et je n’ai pas osé trop parler, de peur de passer pour le “manterrupteur” de base. C’est vous dire si présenter cette militante s’avère périlleux, alors que cela ne devrait pas l’être depuis ma position d’homme blanc bobo hétéro dans une société patriarcale. Mais que voulez-vous ? Quelqu’une qui a qui a co-fondé la Slutwalk (aka, d’après les beaufs non anglophones, la marche de “toutes des salopes sauf maman”) a de quoi intimider. Surtout quand cette femme a peut-être de plus grosses couilles que moi.
Oui, je suis un peu vulgaire, mais cela ne choquera pas Coline qui a écrit un essai sur le Slutshaming titré “Salope!”, et qui n’hésitait pas à se définir comme une emmerdeuse dans la douche froide de Jonas Schneiter. Coline et les médias, c’est d’ailleurs une grande histoire. Chroniqueuse pour Les Beaux Parleurs, elle est aussi appelée pour donner son avis dès qu’il faut parler de féminisme. Une situation qui l’a rapidement placée dans la position de LA féministe qui n’a pas la langue dans son sac à main, PUISQUE PAS TOUTES LES MEUFS ONT DES SACS À MAIN, OK ?
A force d’être questionnée sur les mêmes thématiques, difficile de voir le monde sous un prisme autre que celui du genre et de la condition des femmes. Une posture militante qui inspire certainement autant qu’elle énerve et dont Coline semble se libérer. Partie de son poste de chargée de projet au bureau de l’égalité à l’Université de Genève, elle s’ouvre à d’autres défis, comme Les Dicodeurs (ou les vide-greniers).
En hommage à Coline, je vais finir ce portrait en toute sincérité et sans mâcher mes mots : en vrai, je crois que c’est un chaton.