Troisième chronique, à propos de la crise des médias en Suisse romande et du métier de journaliste :
Mais que ça promettait ! Le Swiss Web Program Festival, à qui je dois encore 300 coupes de champagne, gracieusement offertes en échange d’un article en trois ans d’accréditations presse, est devenu Le Royaume des Pros. Il s’agit toujours du rassemblement des professionnels du digital (et de David Labouré, nous y reviendrons), mais cette fois, il est accolé au Royaume du web, le rendez-vous des Youtubeurs francophones.
J’ai pris mon billet pour les tables rondes du vendredi, en grand professionnel de la communication. Rien à voir avec le « cocktail dînatoire avec DJ – open bar ». Et puis, c’était l’occasion d’aller à Genève pour être heureux de rentrer à Lausanne ensuite.
Moi, mes cernes et mon professionnalisme avons donc pris le train de 9h18 à 9h22, parce qu’il était toujours moins en retard que celui de 9h12, qui partait à 9h26. Avec tout cela, j’ai raté la table ronde « Coup de projecteur sur les réalisations suisses 2018 en vidéo sur le web » et l’intervention de Yann Marguet sur le musée du harcèlement.

Yann Marguet qui est l’un des rares humains capables d’utiliser le mot dystopie avant 11h du matin.
Je me suis donc assis pour « Les influenceurs, levier du futur de la communication des marques ». La composition était assez attendue :
- 2 représentants d’agences de gestion d’influenceurs (dont David Labouré qui travaille chez Debout sur la Table, agence responsable des médias sociaux des Royaumes du web et des pros, nous y reviendrons)
- 2 représentants d’entreprises qui font appel à des influenceurs
- 1 influenceur
Du côté du public, la composition était la suivante :
- Des professionnels qui ne savaient pas trop ce qu’ils foutaient là
- Des professionnels qui n’y connaissent rien (enfin j’espère pour eux, sinon ils ont perdu leur temps)
Les pros « du marketing et de la communication, du digital et l’industrie de la création audiovisuelle » étaient réunis, comme le dit le site de l’événement : la table ronde pouvait commencer.
Et nous avons commencé à nous faire durcir les kilobytes en attendant qu’on nous dise quelque chose de concret sur les influenceurs, alors que la conférence suivait un schéma simple :
- Le modérateur pose une question nulle
- David Labouré donne son avis
- Quelqu’un enfonce une porte ouverte sur le monde de la communication
« Le plus important, c’est de savoir à qui on veut s’adresser. » - Un des marketeux rappelle que les influenceurs sont des panneaux de pubs ambulants
« L’influenceur est un support. » - L’influenceur dit un truc d’influenceur
« Être invité par Red Bull à une soirée, c’est le graal. » - L’autre marketeux dit une horreur sur les consommateurs
« Il faut leur faire croire que l’influenceur a choisi le produit » - Une des marques ajoute une banalité sur la communication
« La TV a été remplacée par le on-line. » - Le modérateur repose sa question nulle, pour que l’on sache enfin si les réponses ne le seront pas (quel suspense !)
- Tout le monde répond en disant « je ne suis pas d’accord avec David Labouré », pourtant « Spécialiste et Formateur en Stratégie Digitale » selon son profil LinkedIn. Mais, contrairement à moi, son profil LinkedIn ne l’a jamais eu comme formateur : il est donc possible que ce titre lui semble légitime.
Comme quoi, au royaume des pros, les community managers, même responsables de l’événement, passent pour des aveugles.
En gros, c’était entre un rendez-vous de méchants publicitaires manipulant les esprits et un atelier protégé sous forme de table ronde. A un moment, David Labouré a dit « Je pense qu’on est tous d’accord. » Personne n’a relevé, preuve que le but était de rester en bons termes. Et de ne fâcher personne, puisque quand quelqu’un a voulu aborder la question des influenceurs avec des communautés dopées aux faux comptes, « on n’avait plus le temps ». En conclusion, le modérateur a dit : « Au fond, nous sommes tous des micros-influenceurs. »
Une heure de discussion (qui nous a juste appris qu’une heure, c’est long) pour accoucher de ça; c’est la meilleure pub pour l’avortement que je n’ai jamais vue.
Mais il était déjà l’heure de manger. Légère déception au moment de constater que la nourriture proposée à la buvette tenait plus à celle d’un giron (frites, saucisses) qu’aux plats qui inondent nos réseaux sociaux. Heureusement, il y avait de la nourriture instagrammable, grâce au stand de bagels.
Après cela, je suis parti, puisque j’avais un rendez-vous (histoire d’un peu travailler pour de vrai pendant cette journée). Je suis revenu – à contrecœur bien sûr – pour le fameux cocktail dînatoire avec DJ – open bar (souvenez-vous, un peu plus haut, au moment où cet article n’était pas encore trop long).
A 18h, au moment de l’ouverture officielle de l’open bar, rien ne se passe, et pour cause, il n’y a pas foule. Je me rappelle du Swiss Web Program Festival, au MAD, où dès que les conférences étaient finies, tout le monde se ruait sur le bar. Comme quoi, si les Vaudois ne sont pas aussi riches que les Genevois, ce doit être parce qu’ils sont occupés à faire l’apéro au lieu de l’argent.
Même les serveurs ne savaient pas s’il fallait commencer à dresser le buffet, puisque la fréquentation de l’afterwork ressemblait étrangement au trafic sur le site de l’office du tourisme de la Vallée de Joux.
Sur les tables hautes, Tamedia, partenaire média de l’événement, avait déposé des pochettes cadeaux. En les ouvrant, on était rassuré d’y trouver des bonbons et non pas une lettre de licenciement. Pourtant, le message est fort : il vaut mieux être doux avec les connards de la communication qu’avec les journalistes (ou futurs chômeurs, c’est selon).
Dans un coin, trois wannabe blogueuses, qui n’ont pas fini mieux qu’assistantes marketing, riaient en parlant d’hashtags. De loin, j’ai aperçu une partie de l’équipe de Messieurs.ch, THE boîte to produire des trucs stylés et bien torchés (c’est celle qui a réalisé la précitée vidéo sur le musée du harcèlement). Boîte qui est à la production vidéo ce que le téléphone rose est aux coups de fil normaux : c’est très cher à la minute. Sinon, aucune tête connue. Je me suis auto-rassuré sur la qualité de mon réseau en me disant que cet apéro était surtout fréquenté par des Genevois, puis en me descendant trois coupes de champagne.
De toute manière, je me méfie des soirées de Networking. Déjà parce qu’on y trouve plus d’alcooliques pique-assiette que de gens qui travaillent véritablement. Et pour en voir, j’appelle mes potes, je ne vais pas à des rencontres professionnelles.
C’est un peu comme les entrepreneurs 5.bullshit qui passent leurs journées à poster des stories de #BusinessMeetings et des statuts LinkedIn pour expliquer qu’ils croulent sous le boulot.
Je me suis donné de la contenance en regardant mon smartphone. Après tout, dans un événement consacré au web, c’est une manière comme une autre de se fondre dans le décor.
Par curiosité, j’ai quand même été jeter un œil au Royaume du web, « le rendez-vous suisse consacré aux stars du web, cette nouvelle génération qui cumule des millions de vues sur internet. » Pour les jeunes, le rendez-vous était pris dans une halle de Palexpo, sans moquette ni habillage esthétique (à part quelques stands plutôt cheap). Tout au plus des parois blanches pour délimiter des espaces réservées à des activités.
Un rendez-vous donné à des mineurs, dans un hangar glauque (et après des échanges sur le web), cela fait plus penser à un fait divers qu’à une soirée sympa, mais bon…
Au final, l’événement se limite à des enfants faisant la queue devant des parois blanches pour : trouver des Youtubeurs dans un labyrinthe, jouer au baby-foot avec, aller dans la « boîte à clash » pour vanner leurs idoles, les affronter au laser game. Ceux qui n’attendent pas se filment en errant et parlant seuls dans ce salon, certainement pour leur prochaine vidéo sur Youtube.
Mais l’Everest du blues a été atteint lors des dédicaces, qui consistent à mettre les Youtubeurs dans un espace délimité par quatre barrières, alors que leurs fans attendent autour pour se prendre en photo avec. Si le matin, « l’influenceur était un support » ; le soir, le Youtubeur était un animal de zoo.

En fait, il ne manque plus que les parcs où l’on peut monter des éléphants en Asie ajoutent un laser game et le Royaume du web aura du soucis à se faire.
Tout ceci est filmé et retransmis en direct sur des écrans géants dans le précité hangar glauque… Un jour l’humanité s’éteindra et ce ne sera pas si grave.
Les seuls adultes présents sont les parents et les Securitas, deux fonctions à peu près identiques lorsque l’on élève un ou une adolescent(e). Il y avait même une Silent Party. Concept que l’on recycle à toutes les sauces et qui fait penser à David Payot au sein de la municipalité de Lausanne. Toujours là, sans que l’on sache vraiment si cela a du sens.
Bien que je suive et que j’apprécie le contenu de certains Youtubeurs présents, je me suis senti trop sobre, vieux, aigri et mal à l’aise pour ce trop plein de vide et cette surcommunication auprès de mineurs. Je suis donc reparti manger des petits fours et boire du champagne chez « les pros » (pour une fois que je ne suis pas accrédité, il faut bien rentabiliser le prix du billet) avant de rentrer à Lausanne.
Dans le train, je me suis dit que le web était comme Las Vegas : tout ce qui s’y passe devrait y rester.
J’ai bien conscience d’arriver comme le cheveu sur la soupe tiède au buzz estival, préparée par l’absence de nouvelles croustillantes et fadement épicée par les médias romands.
Mais si, en France, on peut s’exaspérer des remous médiatiques de l’affaire Benalla (cet homme n’aura bientôt plus d’autre prénom que l’affaire), ici, on doit se contenter de l’addition de Jean-Marc Richard. Postée sur Facebook, la photo a été reprise vendredi par le matin.ch (nouveau média ambitieux) et le Nouvelliste ce matin :
« Si on le touche, on peut appeler ça un article de fond ? »
En cause dans cet article, un ticket du Chetzeron, établissement planté sur la montagne, à 2112 mètres d’altitude.
Alors arrêtons-nous deux secondes sur ce ticket. Que nous dit-il ?
Et bien, à part que les hôtels 4 étoiles peuvent être chers en Suisse, pas grand chose. Parce que tout est cher. Venez prendre une cuite au Spritz à Lausanne et vous verrez : c’est aussi mauvais pour le foie que pour le rein qu’on doit vendre.
Et les 4 étoiles sont certainement encore plus chers quand ils sont plantés au milieu de nulle part : il faut bien faire monter la marchandise là-haut (pour la pause de petites gens qui se baladent à Crans-Montana) et ça coûte une blinde.
On peut aussi le faire soi-même, mais c’est chiant. Ben oui, sinon Jean-Marc Richard aurait pris une bouteille d’eau, une cafetière italienne, du café moulu, un réchaud et deux tasses dans son sac. Au lieu de ça, il a pris son porte-monnaie et une photo pour Facebook. C’est plus léger mais c’est certainement le prix à payer.
On parle de Jean-Marc Richard et il y a une dimension émotionnelle qui rentre en ligne de compte. On le voit s’occuper des gens dans le besoin toute l’année (besoin de parler, le soir dans la ligne de cœur / besoin d’argent, suite à des catastrophes dans la chaîne du bonheur / besoin de s’occuper, dans le kiosque à musiques), alors forcément on l’assimile à la cause. Ce n’est d’ailleurs pas la seule personnalité à qui ça arrive :
- Philippe Jeanneret est associé à la météo, on croit que c’est lui qui décide du temps qu’il fait
- Darius Rochebin, on sent bien qu’il faut le pardonner de quelque chose, mais on ne sait pas encore quoi
- Et Bastian Baker, c’est la Poste, forcément
Dans ce cas précis, j’ai l’impression qu’on en fait des caisses parce que l’on assimile Jean-Marc Richard aux gens dans le besoin. Aurait-on fait le même foin si Bernard Nicod avait posté cette photo ? Je ne pense pas.
Alors que Jean-Marc Richard doit aussi très bien gagner sa vie, mais ce n’est pas un problème. Il n’est pas spécialement incohérent, même s’il aurait pu préciser que l’établissement était assez classe.
Non, ce qui serait incohérent c’est d’être un chroniqueur qui a passé 10 ans à « dégommer les financiers véreux, les banquiers magouilleurs et les profiteurs de tout poil » avec un gourdin en plastique et de bosser pour une banque, non ? D’ailleurs, si la voix d’Eric Grosjean vous manque sur Couleur 3, vous pouvez appeler le standard de la BCV au 0844 228 228 : c’est lui qui fait le répondeur. Le ton est un peu moins punk, mais ça dénonce la finance à mort.
Finalement, que retenir de « l’affaire Richard » ? Peut-être simplement qu’il suffit de 2’200 likes et 3’000 partages sur un post Facebook pour que le rédacteur en chef du matin.ch (média 4.0) y consacre un article.
Etait-ce parce que le sujet était vraiment important ? Etait-ce par solidarité capillaire avec Jean-Marc Richard ? Etait-ce parce que le rédacteur en chef n’est plus rédacteur que de lui-même ? Mystère. Quoiqu’il en soit, il s’agit de Laurent Siebenmann, qui a travaillé à Rouge FM avec des amis, et dont on m’a dit le plus grand… Enfin, dont on m’a parlé, quoi.
De son côté, Le Nouvelliste a fait un vrai travail journalistique : comparaison de différents établissements d’altitude, interviews des intéressés et acteurs de la branche, mise en perspective, etc. On y apprend que l’hôtel n’est pas raccordé au réseau de distribution, ce qui explique qu’on ne serve pas d’eau « du robinet », mais d’une source proche de l’hôtel.
Cette analyse est plus réjouissante pour l’avenir de la presse que d’expliquer qu’il y a eu un buzz, en citant les deux derniers posts Facebook de Jean-Marc Richard… Laurent, si tu nous lis.
Bref, cela nous rappelle que l’actualité et les élus PLR sont en vacances ; on attend juste qu’ils rentrent pour se demander qui a payé et avoir une vraie polémique à se mettre sous la dent.